C’est aujourd’hui la journée internationale des droits de la femme. J’ai beau ne pas être particulièrement fan de cette appellation, qui pourrait sous-entendre que nous n’avons rien à attendre des autres jours de l’année, je dois reconnaître qu’elle a au moins le mérite de faire parler de la cause féminine. En tant qu’écrivain et femme, j’aimerais donc moi aussi apporter ma pierre à l’édifice en évoquant ce thème qui m’est cher, et c’est pourquoi je partage ici aujourd’hui l’une de mes nouvelles, publiée il y a quelques années sur Short Edition lors d’un concours (le thème alors imposé pour la rédaction était : De l’autre côté). Une nouvelle dédiée à toutes les femmes victimes de violences sexuelles…
« Le rideau est mal fermé. Il reste deux centimètres de lumière. Deux centimètres auxquels s’accroche ma raison. De l’autre côté de la fenêtre, il y a les arbres. Et entre ses branches, je peux voir le ciel bleu. C’est le début du printemps. Il fait encore frais, mais les rayons du soleil sont chauds et agréables. Si j’étais de l’autre côté de la fenêtre, je pourrais les sentir sur ma peau. Dans les arbres, il y a plein d’oiseaux. Je n’en vois aucun, pas étonnant avec un champ de vision réduit à deux centimètres, mais je sais qu’ils sont là. Si j’étais de l’autre côté de la fenêtre, je les entendrais chanter. Ils sont heureux que le printemps soit de retour. Moi aussi. C’est une jolie saison, celle de la floraison. Si j’étais de l’autre côté de la fenêtre, je sentirais le parfum des fleurs. Entre les branches des arbres, je vois défiler des nuages dans le ciel bleu. Ils apparaissent, disparaissent. Je laisse mon imagination dériver avec eux. Elle a de la chance, mon imagination. Elle peut partir. Loin. Loin de l’autre côté de la fenêtre. Je la laisse partir, elle me ramènera des souvenirs. Un rayon de soleil, un chant d’oiseau, le parfum d’une fleur. Pour que ma raison s’accroche. Encore un peu.
Mon corps, lui, est du mauvais côté de la fenêtre. Ici, l’air froid et humide me ronge jusqu’aux os. Des frissons courent sur ma peau nue. Le matelas usé sur lequel frottent mon ventre et mes seins est rugueux, sale, il sent mauvais. Il sent l’humidité. Il sent la sueur, mais pas la mienne. Il sent la détresse, la mienne et celle de toutes les autres avant moi. Il sent la honte. Il sent les larmes. Des mains étrangères pétrissent mes hanches, ma nuque. Des mains chaudes qui ne me réchauffent pas.
J’ai renoncé à pleurer. Je fixe le ciel, sans ciller. Loin. Entre les branches de l’arbre. De l’autre côté de la fenêtre. Je supplie mon imagination d’emmener ma raison avec elle, loin de mon corps meurtri.
J’ai mal. Je retiens un cri et j’enfouis mon visage dans mes bras. Ma peau est si froide. Comme celle d’un cadavre.
Une main se pose sur ma tête, m’empêchant de la relever. Je ne peux plus respirer. Je ne peux plus regarder de l’autre côté. J’aspire quelques courtes goulées d’air du mieux que je peux. Elles sentent l’humidité. La sueur. La honte. J’entends une respiration rauque et haletante derrière moi. Des grognements de satisfaction. Les coups entre mes cuisses s’accélèrent. La douleur s’intensifie. J’ai froid. J’ai besoin de plus d’air. J’entrouvre les lèvres. La pression sur ma tête se fait plus forte, le tissu entre dans ma bouche, s’écrase sur ma langue. Le goût est le même que l’odeur. En pire. J’ai envie de vomir.
Je pense aux gens qui se promènent, de l’autre côté. Je pense aux gens qui passent à côté de la camionnette. Le soleil les éblouit et les réchauffe, ils écoutent le chant des oiseaux, un sourire aux lèvres, ils sentent le parfum des fleurs, en cueillent peut-être quelques unes. Ils ignorent tout de ce qui se passe à quelques mètres à peine d’eux. La camionnette bouge-t-elle au rythme des assauts que je subis ? Quelqu’un le verra-t-il ? S’en inquiètera-t-il ? Interviendra-t-il ? Je le veux. Et je ne le veux pas. Je voudrais juste partir et ne plus jamais avoir à penser à ces moments.
Le corps s’affaisse sur moi. Une sueur étrangère inonde ma peau. La pression se relâche sur ma tête. Je voudrais la relever et regarder de l’autre côté, à nouveau, mais je n’y arrive pas. J’ai trop peur de découvrir ce que je sais déjà. Mon imagination m’a plantée là. Les oiseaux ne chanteront plus pour moi. Le parfum des fleurs sera fade à jamais. De ce côté-ci ou de l’autre, les rayons du soleil ne parviendront plus à me réchauffer. »